Seconde personne

auteur, subst. : qui est la cause première ou principale d’une chose.

(2021) Jude, Axel, Alex, Alice & Victor

C’était il y a trois jours. Le dimanche, vous n’avez pas parlé. Tu es resté avec ton père et Jude. 

Le lundi, tu as attendu d’être seul avec elle, et gêné as demandé pardon et elle t’a regardé, amusée et surprise. Elle t’a souri. Tout allait bien. Hier, le mardi, vous avez été heureux, ensemble. Et ce matin, tu sors du car. 

À l’entrée du lycée, tu croises Alice que tu embrasses. Tu croises d’autres amis dont je n’ai pas parlé. Tu les salues, fraternel et joyeux, car tu aimes que le ciel soit limpide. En longeant le premier bâtiment, tu distingues la silhouette de Victor et tu dis à Alice et aux autres que tu reviens très vite et ils te voient entrer, dans la bibliothèque. Ils te voient approcher de Victor, doucement, le surprendre quand tu mets tes mains froides sur ses yeux, et quand il se retourne, le prendre dans tes bras, l’embrasser, sur le front, sur les joues. Puis dans la salle de classe, après que tu as embrassé Alice, au pied de l’escalier, tu travailles. Tu assistes au cours du professeur auprès duquel tu aimes passer du temps, après le cours. Et aujourd’hui, tu es joyeux, oui, tu es complet et transporté, parce que tu sais que tout, autour de toi, s’équilibre. Mais ce que tu ignores, c’est que demain, tu auras perdu tes deux parents. 

Le mercredi après-midi, c’est relâche. Les cours à peine finis, sans déjeuner à la cantine, tu rentres. Tu sais que Jude est là, tu veux passer du temps avec elle. Tu la retrouves, sur le parking du lycée, dehors qui se tient droite, tout près de sa voiture. Les parents des autres enfants la saluent avec respect, craintifs, discrets aussi. Tu avances vers elle, grand sourire. Elle avance vers toi. Et puis tu es surpris lorsque tu vois la portière du passager qui s’ouvre, ton père sortir de la voiture, vêtements de loisirs. Ils sont venus tous les deux. Cela n’arrive jamais. D’ailleurs ton père d’habitude évite soigneusement ce parking. Il s’avance vers toi, lui aussi, près de Jude. Toi, tu les regardes, émus, figé. Tu penses que tu croyais être heureux, avant ça, mais que seulement maintenant, ta joie est pleine et tu vas dans leurs bras. Jude t’enlace, elle t’embrasse sur une joue, sur la bouche. Ton père t’embrasse aussi. Tu lui demandes ce qu’il fait là. Il te demande pourquoi tu lui demandes, s’il a le droit. Tu ris. Autour, les parents de tes camarades vous regardent, tristes. 

Vous montez, joyeux, dans la voiture. Tu te mets à l’arrière. Jude conduit. Tu demandes où vous allez, comme ça. Ton père tourne la tête vers toi, sourit. Tu insistes, joueur, sachant qu’en d’autres circonstances il céderait, oui — parce qu’il peine à te dire non — sachant que là, jamais, il ne vendrait la mèche — Jude le surveille, du coin de l’œil, attentive — et toi tu t’amuses à créer cette malice, entre eux deux et pour toi. Tu regardes les grands arbres, sur les bords de la route, à travers le pare-brise, le ciel bleu, puis tu regardes les champs, par la vitre, cherchant le rythme des pylônes. Et peu à peu, le chemin est moins connu. Tu es peut-être venu ici, une fois, deux fois, tu ne te souviens plus. Jude engage la voiture sur un chemin de terre. Tu penses que c’est la bonne voiture, haute, large, et quatre routes motrices, pour ce genre de parcours. 

La voiture à l’arrêt, une grande bâtisse au loin, le ventre vide, tu sors. Vous sortez. Tu es dehors, dans le froid de l’hiver — mais bientôt le printemps — chauffé par le soleil, inquiet. Car cet endroit te fait peur, tu aimes le familier. Alors tu demandes où tu es. Ton père attrape ta main et tu attrapes la sienne — la chaleur de sa peau sur la tienne, et puis vous suivez Jude qui va vers la bâtisse et derrière la bâtisse, tu aperçois un lac. Vous saluez les gens qui sont là, vous accueillent en disant le prénom de ton père et vous conduisent, au bord de l’eau. Ton père te regarde, rassurant, il demande si tu as déjà pêché. Tu dis que non, qu’il sait. Ton père t’explique que ce midi, vous mangerez des sandwichs, que Jude a préparés, mais que ce soir, il est bien décidé que vous mangiez le fruit de votre pêche. Et puis il te montre des fauteuils, toile imprimée, où vous vous asseyez tandis que Jude, le cœur serré, va chercher la glacière. Elle te connaît si bien, elle sait que tu as peur. Ton père te montre comment on fait pour préparer une ligne. Vous avez installé les trois cannes, avec Jude, et vous mangez, maintenant, vos sandwichs. Tu te régales. Et peu à peu, ce lac qui te fait peur, tu l’apprivoises, dedans. Tu comprends sa quiétude, tu aimes ton père et Jude autour, tu aimes qu’ils attrapent les poissons. Bredouille parfois tu lances une grimace à ton père qui en attrape un autre. Et vous parlez.

— « Ça te plaît, mon grand ?
— Oui, lui réponds-tu tranquille, souriant.
— Mais cet endroit te plaît ? »

Tu hésites à répondre. Tu voudrais dire que oui, mais tu n’es pas trop sûr. Il reprend.

— « Tu sais, parfois, il faut laisser passer du temps, le temps que ce lieu inconnu, que cette personne nouvelle, ce contexte inédit te deviennent familiers, pour savoir, si tu t’y sens à l’aise, si tu t’y plais, si tu l’aimes. »

Tu as réfléchi, et tu lui as dit oui.

— « Par exemple, l’année prochaine, tu quitteras la maison. Tu quitteras tes amis. Et tu vivras dans une nouvelle ville, plus grande, tu feras de nouvelles rencontres. »

Tu réfléchis.

— « Jamais il ne faudra que tu rejettes ce qui arrive, d’abord. Il faudra l’accueillir, le faire tien et seulement alors tu sauras. Regarde, par exemple, si nous venions ici, pêcher, sur ce lac, depuis ton premier jour, tu l’aimerais sans hésiter, ce lac, tu supplierais d’y venir, chaque week-end, non ? »

Tu regardes autour de toi, tu hésites, tu regardes ton père, tu mets ton hésitation en scène, une petite moue, tu souris. Il reprend, ne cédant pas à ton sourire pourtant irrésistible, grave. Toi désormais, tu la connais, cette gravité, tu la respectes et grave, tu l’invites à poursuivre.

— « Je te promets, Axel. Tu vois, ce lac, j’y suis souvent venu, enfant. Je l’avais oublié, comme parfois on oublie son enfance, et il y a une semaine, je suis passé par là. Je me suis souvenu, que je venais ici, je me suis arrêté, j’ai regardé, autour de moi, j’ai vu que rien n’avait changé, je me suis vu jouant, avec mon père, ou pêchant avec lui. C’est mon lac. Je suis bien là. Parce que je l’ai fait mien. Parce que j’ai pris le temps qu’il fallait pour le faire. »

Tu laisses un instant flotter les mots de ton père, dans ton esprit, tête basse, tu comprends ce qu’il dit, tu l’intègres, tu l’ingères et puis tu le regardes, sincère. Tu as compris.

— « Je crois que je comprends, oui. »

Il s’est tourné vers toi, effacée la gravité sur son visage l’air de dire que maintenant, tu peux rire, que tu peux dire n’importe quoi, c’est fini. Alors tu prends cet air sérieux, infiniment sérieux qui te sert comme chaque fois de rampe de lancement, quand tu veux plaisanter, et puis tu lui demandes, d’une voix qui s’emporte peu à peu, comment il se fait, comment il est possible qu’aucun poisson ne morde, à ta ligne, alors que tu fais bien, que tu es très patient. Pourquoi ? Et tu lui dis, hilare, en faisant de grands gestes, la voix haute, que le lac ne t’aime pas, que c’est lui qui te craint et tu harangues le lac, le poing haut, tu le sommes qu’il te donne. Vous riez. Et lorsque tu essaies, encore, de préparer ta ligne, d’attraper un poisson, il va vers toi et calme t’adresse ces cinq mots qui longtemps, dès demain, résonneront dans ta tête, d’un écho singulier, je regrette. Ne cède pas au destin. Et il t’aide.

(extrait)