Seconde personne

auteur, subst. : qui est la cause première ou principale d’une chose.

(2022) Valéry, Valéry, Alice, Victor & Albert

Entrer dans un foyer, pour toi, constitue une épreuve. Un foyer, à tes yeux, c’est un lieu de violence, où les mots échangés sont trop durs ou trop froids, trop souvent excessifs ou injustes, et alors tu y gardes le silence, fuyant les prédateurs comme ceux qui sont chassés. Mais dans cette maison, où tu rentres tout juste, tu ne pressens aucune hostilité. Et lorsque tu vois Valéry et son père, au contraire, agir auprès de l’autre, tu perçois un homme bon, qui semble aimer son fils et ça t’émeut, bien sûr. D’observer de tes yeux et réel ce qui ressemble à un mensonge, à une image de film. Lentement tu avances dans la maison et d’abord, ce qui te frappe, c’est l’ordre. Bien sûr il y a des cartons. Ils viennent d’emménager. Mais ce qui est sorti, et qui semble compter — précieux, est soigneusement rangé, disposé sur des meubles. Et puis tu vois quelques photos, sur une petite table, dans le salon. Et le père vous demande si vous avez mangé. Valéry dit que non. « Mettez la table, alors, je prépare quelque chose. » Et là, tu vois cet homme, cet adulte, s’affairer, dans la grande cuisine. D’abord, il cherche dans le frigo. Et toi tu n’avais jamais vu de frigo à deux portes, comme deux portes de placard. Lumière blanc froid, les aliments rangés, dans de belles boîtes en verre, liserés bleus, impeccables, comme un laboratoire. D’un bac il sort quelques légumes, qu’il porte jusqu’à l’îlot central, au milieu de la pièce. Et relevant la tête, lorsqu’il se sent scruté, il parvient à croiser un instant ton regard — et son intensité lui apparaît, flagrante — que tu détournes aussitôt regardé. Alors, il te demande si tu veux bien lui offrir un peu d’aide. « Valéry, tu veux bien m’aider à couper les légumes, s’il te plaît ? » Sa voix est douce et tu es bouleversé, lorsque tu sens l’entente avec laquelle il parle. Et c’est à toi qu’il parle, tu sais ? Il faut que tu répondes… Tu l’approches, lui accordes un instant ta confiance — mais toujours en alerte, éternellement farouche, éternellement prêt à fuir, s’il le faut. Tu te mets près de lui, et vous êtes côte à côte. Tu es drôle, grand comme tu es, qui le dépasses d’une tête. « Oui, bien sûr. » Il t’indique un tiroir, le plus haut de l’îlot tout au-dessus duquel il allume, pour que tu y voies clair, t’indique que là tu trouveras les couteaux. Il te montre l’évier, où rincer les légumes et te présente une planche, où tu les découperas. Pendant que tu t’affaires, il sort une casserole, et puis la remplit d’eau qu’il fait chauffer. Toi, tu ne l’avais pas vu, mais Valéry a voulu vous rejoindre, et Alice, très émue de te voir te laisser approcher par l’adulte le retient, lui propose qu’il lui fasse visiter la maison. Et alors vous êtes seuls, un père avec un fils, et il te montre les gestes, et tu te laisses montrer. Comment plier les doigts, lorsqu’on coupe, pour ne pas se couper. Comment on brosse certains légumes, pour les laver. Tu écoutes ses conseils et pour la première fois, depuis plusieurs années, près d’un adulte, tu te sens protégé, accompagné, enfant. Il sait ce qui se joue en toi, à présent, qu’il feint pourtant de ne pas voir. Pour ne pas t’apeurer. Il le sait, que tu le crains lui-même comme tu crains tous les pères. Mais il veut simplement te montrer que tous ne sont pas tels que ceux que la vie t’a donnés.

Ce moment que tu passes avec lui est précieux, si précieux, bientôt indélébile — votre entente. Autant qu’il peut être douloureux — ces quinze ans à l’attendre, cet homme, à goûter ce que ma vie serait, te dis-tu.

Les pâtes bouillent, et puis les légumes dorent. Et bientôt le repas sera prêt. Il appelle tes amis, pour qu’ils se mettent à table, et ensemble vous apportez les plats. Il faut voir le regard que tu lances à Alice, maintenant, sidéré, les mains prises par ton plat, que tu poses devant eux. Cette stupeur, dans ton regard, qu’elle reconnaît, qui la bouleverse car elle voit maintenant qui tu aurais pu être, heureux, auprès d’autres — et d’ailleurs, elle comprend que, toi aussi, tu vois. Délicate, elle regarde le repas, et elle vous complimente. Délicate, d’un regard, elle te complimente, toi, pour plus que le repas. Alors le père te regarde, te sourit. Tu l’observes sourire. Trop ému, ne trouvant pas tes mots, tu lui lances seulement un de tes regards graves qu’il accueille, bienveillant. « Servons-nous », te dit-il. Il vous sert. Vous mangez.

Tout au long du repas, il est question de toi. Valéry et Alice ont fait bloc pour que toutes tes esquives soient vouées à l’échec, et pourtant tu esquives, tu éludes avec art. Et bien sûr, devenir le sujet dont on parle te gêne — et devoir écouter ces souvenirs passés qu’on exhume, tes succès à l’école, le respect qu’on te voue. Mais tu n’as jamais peur, lorsqu’ils parlent — qu’elle raconte, car personne n’évoquera ta famille. C’est pourtant difficile de ne pas évoquer sa famille lorsqu’on parle d’un garçon de quinze ans. Difficile. Et tu ne sauras pas si Alice avait alerté Valéry, si elle lui avait dit de garder le silence. Ou s’il avait compris, sans elle. Mais tu les remercies, et alors tu accordes un peu plus ta confiance à ceux auprès desquels tu manges, qui partagent ce qu’ils mangent avec toi.

Le repas achevé, vous quatre vous levez, débarrassez la table, et le père vous demande, à vous deux qui rentrerez, plus tard, l’heure à laquelle il doit vous reconduire. Toi tu regardes Alice répondre dix-huit heures. Tu confirmes, moins farouche, la voix calme. « Dix-huit heures, c’est bien. Merci monsieur. » L’homme avec qui tu as fait le repas, tout à l’heure, que tu appelles monsieur… Que tu es émouvant, Valéry, lorsque tu parles sans mots, que tu dis l’air de ne pas le dire, feignant l’usage, que tu lui accordes ta confiance, à présent, et que tu le respectes. Il vous regarde, un sourire délicat, un signe qui dit son accord, que vous pouvez compter sur lui, et puis il prend les clefs de sa voiture, met son manteau. Il sort. 

Vous êtes seuls, maintenant. Sans lui, tu te sens seul, maintenant. Alice t’observe le regarder partir. Elle t’approche, elle caresse tes cheveux, elle regarde Valéry. « On lui montre tes instruments, Valéry ? — Oui, viens. » Et ton ami attrape ta main, vous allez dans sa chambre.

Long couloir sombre, quelques portes, jusqu’à la sienne, qu’il ouvre. Chambre grande, odeur de rose. Un petit lit une place, comme est le tien, dans ta chambre, de la moquette au sol, un peu épaisse, des étagères où sont rangés beaucoup de livres, quelques photos, et des claviers, touches blanches et noires, ornés de beaucoup de boutons. « Voilà », te lance-t-il, exalté, accompagnant son mot d’un geste théâtral. Alors, il allume ses synthés, comme il dit, l’ordinateur et deux enceintes, une petite table de mixage et il te montre comment tout ça fonctionne — joyeux, il fait sa conférence, il dit des mots savants. Peu à peu tu te laisses emporter par ses mots, sa chaleur, et la joie qui te semble le gagner, lorsqu’il s’adresse à toi —Alice t’observe naître. Il t’enjoint de t’asseoir, à ton tour, comme ton amie plus tôt, sur le siège, devant ses instruments. Là, il enjoint que tu presses sur les touches des claviers, « que tu éprouves les sons toi-même », dit-il, « c’est le plus important ». Tes doigts sont certes fins, mais ils n’ont pas joué, ils n’ont jamais appris, et tu te sens idiot tandis que tu essaies. Tu te tournes vers lui, tu souris l’air de dire que c’est bon, que tu as essayé. Il insiste — tu dois continuer — soutenu par Alice et ils te montrent, ensemble, eux qui savent comment faire — à qui l’on a montré. Alors tu joues quelques notes simples, peut-être maladroit, mais concentré surtout, où tu plonges, et que lui enregistre en pressant sur une touche. Mélodie achevée, tu es libre et tu peux te lever. 

Debout au milieu de sa chambre, à présent, tu observes ses meubles, ses objets, effleures les draps du lit, tandis qu’ils jouent encore. Et quand tu te retournes, tu les vois, tous les deux, affairés, Alice assise où tu étais plus tôt et lui penché sur elle, en contact avec elle, comme on est lorsque l’on est amant. En confiance, tu t’assois sur le lit, t’y allonges, tu déposes ton visage sur la taie d’oreiller dont tu respires l’odeur et tu fermes les yeux. Sommeil. 

Tu n’as dormi qu’un court instant, peut-être dix minutes, lorsque tes deux amis approchent, disent ton nom doucement, pour ne pas te brusquer. Quand tu ouvres les yeux, tu te sens engourdi et tu vois leurs visages, et puis tu vois la chambre et tu te sens gêné. De t’être assoupi là, où tu n’es pas chez toi — qui n’est pas la maison où tu dors, de t’être trop donné. Tu te redresses, tu t’assois, frottes tes yeux et te lèves. Alice voudrait ralentir ton réveil, qu’il soit doux. Alors, elle s’assoit sur la moquette épaisse, où elle s’adosse au lit et main tendue vers toi, elle offre que tu t’allonges encore, que tu poses ton visage sur ses jambes. Valéry accompagne ses gestes, et il s’assoit aussi, contre elle, mais de l’autre côté. Et ainsi vous parlez, elle caresse tes cheveux. Et tu apprends de lui, tu le vois apprendre d’elle, qui lui pose des questions. Et lorsqu’il lui répond, il vous dit le métier de son père, explique que ce métier l’oblige, qu’il doit le suivre, régulièrement changer de ville. « Tous les trois ou quatre ans. » Alice demande si ces changements lui plaisent et il semble hésiter, avant de livrer sa réponse. « Je ne sais pas, je pense que c’est difficile de partir, de laisser ses amis, à chaque fois, mais comme ça, tu ne les oublies jamais, c’est beau aussi. Et puis à chaque fois qu’on arrive quelque part, c’est l’occasion de rencontrer d’autres personnes, des gens encore plus merveilleux que les précédents, non ? » Et puis il continue. « Je suis vraiment très heureux de vous avoir rencontrés, tous les deux, je voulais vous le dire, et je voudrais que nous nous aimions, longtemps, que nous passions beaucoup de temps ensemble. »

Il aurait pu les dire en souriant, ces mots, léger, mais il ne sourit pas, vous le voyez ému. Et d’abord, tu admires qu’il les ait prononcés si clairement, qu’il se soit déclaré après à peine trois jours passés à vous connaître. Tu penses aussi que c’est ainsi qu’il parle, par ses incantations, lorsqu’il est grave, qu’il ralentit le temps — comme il se présentait à la classe, l’avant-veille. Et peu à peu, ses mots, son émotion et sa déclaration te submergent. Ils te gênent et là, tu la chéris, la gêne, tu la goûtes, tu y plonges, tu l’abondes, tu t’y donnes, mais sans rien lui répondre — sans avouer que tu l’aimes en retour — seulement un regard. Alice sourit vers lui. Elle dépose un baiser sur sa joue. « Nous nous aimerons longtemps, et nous passerons beaucoup de temps ensemble, j’en suis certaine. » Elle a parlé pour toi et tu penses qu’ils ont eu de la chance, tous les deux, que leurs parents sont bons. Tu penses qu’ils se ressemblent alors, qu’ils se comprennent, et qu’ils savent se laisser traverser, accepter la lumière. Et Alice te fait signe qu’elle va se lever. « Je reviens », vous dit-elle. Alors tu te redresses et sa place à peine libre, Valéry la reprend aussitôt. Il t’invite à poser ton visage sur ses jambes. Tu hésites un instant, inquiet de t’offrir à nouveau, comme plus tôt sur le lit, où tu avais dormi. Alors, il pose une main sur ton visage et puis tu t’abandonnes, et tu te donnes à lui. Il caresse tes cheveux. Jouissance. 

Le silence, entre vous. L’intensité du silence. Et pour toi, le vertige de ces mots que tu t’apprêtes à dire — ta réponse — en secret et sans elle, que tu dis et redis, dans ta tête, et puis que tu retiens, non pas que tu aies honte, de les dire, mais que tu t’y sentes étranger, parmi ces mots, que tu n’y retrouves pas ce garçon que tu es, depuis quinze ans, parmi ces mots — mais alors, d’où te vient le désir de la faire, cette réponse ? Et tu te recroquevilles, tu te mets de côté, et tu passes une main sous ta tête, que tu mets sur sa jambe. Et Alice vous rejoint.

Il fait encore jour, grand ciel bleu d’une belle journée d’hiver tandis que vous êtes installés, tous les trois, autour de la grande table où vous mangiez plus tôt, alors accompagnés du père. Valéry a sorti des biscuits, le goûter, et tu goûtes le silence, dans la maison, le calme et le jardin paisible, dehors, bien rangé, l’ordre partout. Devant vous, des cahiers et des livres. Parce que vous devez étudier maintenant, et c’est toi qui l’as dit. Et toi tu étudies, bien sûr, tu travailles, mais il te semble aussi faire cours. Car oui, très souvent Valéry te chuchote une question et tu dois te lever, te mettre derrière lui, regarder ses cahiers et répondre, prodiguer tes conseils. Parfois, ce n’est pas toi à qui il adresse sa question, il chuchote à Alice et tu relèves la tête, tu écoutes la réponse qu’elle lui fait et puis tu interviens, tu précises, tu développes. Et elle t’écoute parler, elle te regarde éclore, elle te voit t’épanouir. Ce n’est pas que tu sois réservé, Valéry, au lycée, au contraire. Tous t’écoutent, tous t’admirent, tous craignent tes colères, savent que tu te battras, lorsque c’est nécessaire, certains t’aiment. Mais aiment quoi ? pense-t-elle. Peut-être ton armure plus que celui qu’à présent tu dévoiles, ce garçon sans défense qu’à elle seule tu avais dévoilé, jusque-là. Et lorsque vos regards se croisent, le sien à elle, le tien, vous savez.

Et la nuit est tombée. Le temps, cet ennemi. Vous partirez bientôt et ta gorge se noue et tu t’isoles un peu. Ainsi tu espères que le choc soit moins cru, quand tu seras rentré, dans la maison où tu voudrais ne plus dormir. Tu es seul, debout devant la grande baie du salon, lorsqu’on ouvre la porte et tu tournes la tête. Tu vois entrer le père. Il regarde vers eux, aperçoit les cahiers sur la table puis regarde vers toi et te lance un sourire si léger qu’il ne t’oblige à rien. Et tu le dévisages, mais sans le regarder, visage inexpressif, absenté, en détresse, toutes ces choses à la fois, et tu penses qu’il vaut mieux n’être jamais heureux, que de risquer de perdre. Alors tu vas vers la grande table, tu rassembles tes affaires que brusque, tu ranges dans ton sac et tu regardes Alice, sèchement l’interpelles. « On y va ? » 

C’est difficile pour eux, tu sais, de voir ce garçon qu’ils accueillent et qu’ils aiment soudain les ignorer et partir sans un mot, de comprendre qu’il les laisserait ainsi parce que lui-même alors se sentirait laissé. 

Tu regardes Valéry, tu lui dis au revoir, voix de robot, comme si tes mots étaient sans corps, creux, vides, comme si ces quelques heures devaient ne pas compter. « À demain, alors, merci pour le goûter. » Tu te tournes vers Alice et strict te répètes, « alors on y va ? » Elle se tourne vers toi, un regard furieux et dans ses yeux, tu lis qu’elle connaît ta souffrance — je connais ta souffrance mais cette souffrance n’excuse pas tout, tu sais, qu’ici tu n’es pas obligé d’imposer la douleur qu’on t’impose où tu dors et qu’eux souffrent, peut-être, devant toi, maintenant. Et alors tu t’effondres en toi-même, car tu sais qu’elle voit clair, ton amie. Valéry la regarde, te regarde, vous sourit comme à une seule personne, pour vous réconcilier, et il avance vers toi, et puis il s’offre à toi, il t’offre sa quiétude, il te prend dans ses bras. « À demain, oui. » Sans répondre à son geste, resté droit, tu te libères de lui et tu attrapes ton sac, tu sors de la maison où tu les attends, seul — que le père et Alice te rejoignent. 

À présent dans l’habitacle de la voiture. Tu es assis devant, malgré toi, désolé et épris d’une colère dont tu ignores la source, dont tu ne sais que faire, vers qui la diriger. Le père vient à peine de monter. Lentement il s’installe. Son de cuir, sons épais, rassurants que tu veux rejeter par tes cris, pour dire que la confiance abîme. À présent, le silence — un silence qui t’oppresse, l’homme qui démarre le moteur, que tu entends à peine. Marche arrière. Vous quittez le parking. Maintenant, tu t’agites, tu t’inquiètes comme celui qui n’aurait pas osé, qui laisserait en suspens ce qu’il venait résoudre, qu’il s’apprêterait à perdre. Une sensation d’inachevé qui te heurte, te submerge dont tu dois te défaire. Alors, tu l’arrêtes, défaisant ta ceinture — une alarme — et tu ouvres la portière, sans attendre, tandis que la voiture roule encore. « Pardon, un instant, j’ai oublié quelque chose, je reviens. » Le père pile, étonné, et t’observe descendre. Par la portière ouverte, tu lui répètes « pardon, je reviens je fais vite ». Tu vas vers la porte d’entrée, tu y frappes sans entrer, tu frappes fort, tu insistes et un instant plus tard Valéry ouvre, surpris, il regarde la voiture à l’arrêt et la portière ouverte. Tu entres. 

Un moment est passé où ils t’ont attendu sans comprendre. Et peut-être Alice a-t-elle imaginé que tu serais retourné t’excuser, l’embrasser, le couvrir de baisers, ce garçon que tu aimes. Le père, lui, n’a pas su, il a été patient. Et lorsque tu quittes la maison, que tu fermes derrière toi, ils voient ton émotion, si claire, sur ton visage. Tu regagnes la voiture où tu trembles en silence, l’air hagard. 

« Il faut que vous me disiez le chemin », demande l’homme près de toi, se tournant vers Alice — peut-être par égard, pour te laisser tranquille. Elle répond chaleureuse, elle endosse à nouveau ta froideur. Et alors elle explique que le plus simple sera de commencer par elle. L’homme suit les directions qu’elle donne. Et parfois tu l’entends vaguement lui parler, des mots sans poids — volontairement légers — par contraste, juste le plaisir de l’échange et d’écouter la voix de l’autre. Et puis enfin, « merci pour votre accueil, et pour le déjeuner, c’était vraiment un bel après-midi », la voilà arrivée. Elle sort de la voiture, t’adresse à peine un mot et te regarde à peine, affectée. Elle lui dit au revoir, « merci encore, à bientôt », et vous laisse. 

Tu es seul avec l’adulte, dans l’habitacle de la voiture, dans le silence, maintenant, ne sachant pas quoi faire et peut-être pensant que tu as tout perdu.

« Valéry, il faut que tu me guides », te dit-il, la voiture à l’arrêt, et tout juste rejointe l’entrée du lotissement qui mène à la maison d’Alice, ne sachant pas vers où aller. Toi tu es égaré, dans un monde sans réponse, où chaque nuit te conduit fatalement où tu dors. Et tu sens la panique te gagner, tu ouvres la portière et tu sors, sans un mot, brusquement. Et sans même y penser, ton sac à bout de bras, tu prends une direction, n’importe laquelle oui, qu’importe, pourvu que maintenant tu échappes, à ta vie, à Alice, à cet homme, à tes espoirs déçus. Il sort de la voiture, inquiet prononce ton nom. Il marche derrière toi en répétant ton nom. Tu te tournes vers lui, le regardes perdu et lui dis larmes aux yeux que tu n’habites pas loin, que tu feras le reste du chemin à pied et que tu aimes marcher, de toute façon. Il insiste, paternel et alors très sèchement, criant presque, tu le sommes qu’il te laisse. « Je vous ai dit que je rentrais à pied. » Tu lui tournes le dos, tu pars et tu t’effondres.

Dans la nuit, le néant.

Demain matin, lorsqu’Alice prendra le car, elle trouvera vos deux sièges laissés libres. Et en quittant le car, sur le parking du lycée, elle entendra son nom. Le père de Valéry vous aura attendus, il voudra te parler, pour savoir si ça va, mais il ne verra qu’elle. Elle demandera alors pourquoi il veut te voir. Il expliquera la veille, sans expliquer vraiment et Alice lui cachera que ce qu’il dit l’inquiète, que jamais tu n’avais manqué un jour d’école, ni le car, voulant être rassurante. Et puis ils se laisseront. 

En entrant, dans la cour, Alice ne te trouve pas. Elle interroge quelques élèves, autour, veut savoir s’ils t’ont vu, lorsqu’elle voit Valéry. Elle va vers son ami, masquant mal qu’elle s’alarme et tandis qu’elle approche, Valéry lit en elle. Il demande si ça va. 

— « Ça va, Alice ? 
— Oui. Dis, tu as vu Valéry ?
— Oui, il est à la bibliothèque, il travaille. 
— Et tu lui as parlé ? 
— Oui bien sûr. 
— Il va bien ? 
— Bien sûr, oui. Mais pourquoi tu demandes ? 
— Non, pour rien, comme ça. Je vais lui dire bonjour, alors. 
— Attends, je t’accompagne. » 

Et ils sont côte à côte et elle ne comprend pas, l’inquiétude dans les yeux de son père, la quiétude de son fils à côté. Passée la porte vitrée de la bibliothèque, elle te voit, assis à un bureau dans la lumière d’hiver et tout près des grandes baies qui ouvrent vers le dehors, visage calme, concentré et si beau, inégalément beau, même. Elle marque une pause, le temps de se dire que le pire est passé, que tu es là, vivant, et puis elle te rejoint. « Mais ça va ? » Tu lèves la tête vers elle, la regardes d’abord concentré, et puis un peu surpris comprenant qu’elle s’inquiète. « Oui pourquoi ? » Alice regarde Valéry et elle n’ose demander qu’il vous laisse.

— « Mais tu es bien rentré, hier ? 
— Non, j’ai fait une crise de panique et j’ai laissé le père de Valéry en plan.
— Mais maintenant, ça va ?
— Ça va, oui, maintenant. »

Alice laisse passer une seconde. 

— « Mais il s’inquiète, tu sais.
— Comment ça ?
— Il t’attendait, sur le parking, ce matin.
— C’est vrai ? »

L’émotion que tu puisses inquiéter qui t’apaise, l’inquiétude que tu aies pu blesser, dans tes yeux, qu’elle rassure.

— « Ce n’est pas grave, mais il faudra que tu lui dises que ça va, quand même, non ?
— Oui, tu as raison, pardon. »

Valéry regrettant le peu de mots d’Alice plus tôt, apprenant l’inquiétude de son père et ton comportement, la veille, vous regarde surpris. Il se sent protégé, et il regrette de l’être. Il regrette que, lui-même disant tout, à lui personne ne parle. Sûrement aurait-il préféré que vous lui accordiez vos confiances, tous les trois. Tu regardes vers lui, désolé. Et puis tu lui demandes son téléphone. « Valéry, pardon, je voudrais appeler ton père. Parce que hier, j’ai fait une crise de panique, dans la voiture, en attendant ta réponse, et puis je l’ai laissé en plan, et je ne voudrais pas qu’il s’inquiète, là. » Tu tends la main vers lui, paume ouverte, vers le ciel. Il prend son téléphone qu’il te tend, dit son code, que tu tapes. Tu trouves le nom du père, dans les contacts, ses favoris, tout près du tien, papa — ton père alors, et tu appelles, devant tes deux amis. Et Alice te regarde stupéfaite, non seulement que tu l’appelles, bien sûr, mais devant eux, surtout, qui écouteront tes mots. L’homme décroche. « […] Non, pardon, c’est Valéry. […] Non, enfin l’autre, pardon. Je suis l’ami de votre fils. […] Oui je vais bien monsieur, merci. […] Oui, je suis bien rentré. Pardon de vous déranger. Je voulais juste vous dire que je suis désolé, pour hier, vous dire que je m’excuse. […] Non, c’est moi qui suis désolé, vraiment. En fait, j’ai fait une crise de panique, malheureusement ça m’arrive quelques fois quand je suis trop ému, et hier vous avez été si accueillants, c’était si beau, chez vous, et j’étais si heureux qu’en rentrant je me suis senti abattu, et j’ai commencé à m’inquiéter. […] Oui, c’est vrai. […] Merci. […] Oui, mais je voulais vous dire que je ferai tout ce qu’il faut pour que ça n’arrive plus, si vous voulez encore de moi chez vous. […] D’accord, merci. […] Merci, vraiment. […] Vous voulez parler à Valéry ? […] D’accord alors, je lui dis, à bientôt. […] Oui, au revoir. » Et tu raccroches. Sidération sur son visage. Elle t’observe, libérée du fardeau d’endosser ta tristesse, te sourit. Tu souris en retour, désolé, surtout fier.

Hier, dans la voiture, au moment de rentrer, au moment où le père de Valéry manœuvrait la voiture, devant chez lui, sur le parking, tu es sorti d’un coup, chercher ce que tu avais oublié, dans la maison, ta demande. Parce qu’une heure plus tôt, le visage alors posé sur ses jambes, tu avais voulu lui dire, à ton ami, ces mots desquels alors tu te sentais étranger, et qui depuis cognaient en toi, exponentiels. Alors devant lui, dans l’entrée, son père et Alice qui t’attendaient dehors, surpris, tu lui avais parlé, et tu avais pleuré. « Valéry, pour toi, je veux être fort, je veux changer, mais la peur que tu me laisses me submerge, c’est le destin qu’ils m’ont écrit, et où je me complais, indignement. Je me complais dans la peur, qui autorise que je blesse et permet que j’en jouisse. Et pour toi, désormais, je veux changer si tu m’accueilles pleinement dans ta vie, pour les trois ans qui viennent, tant que tu seras là. Pleinement, sans réserve, et alors on se donne tout, on se prend tout, on est la même personne. On est nés la même année, tous les deux, et cette année-là, seulement deux Valérys sont nés. J’ai vérifié tu sais. C’est nous. Alors si tu le veux, maintenant, on devient le destin l’un de l’autre. » Valéry, que tu étouffais dans tes bras tandis que tu parlais pleurant avait voulu répondre, et tu lui avais dit que sa réponse l’engage, et tu lui avais dit qu’il répondrait, demain. « On se donne tout, moi je te donne Alice, et puis on se prend tout, et tu me donnes ton père, on est la même personne, et un destin commun, tu comprends ? Tu comprends l’étendue de ces mots ? On prend la nuit pour y penser, d’accord ? » Et tu l’avais laissé, comme ça, sans laisser aucun temps pour la moindre réponse, tu étais ressorti de chez lui, bouleversé. 

(extrait)